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Nos derniers jours au Chili : libres et forts comme le vent

Le 16 février, après deux belles journées de repos à Puerto Natales, il est temps de reprendre la route, les sacoches une dernière fois remplies de vivres et barres de céréales en tout genre. Nous avons passé une douce dernière journée à rêvasser au coin du poêle à bois de la salle commune de l’Hostel RedPoint, écoutant les conversations mi-espagnoles mi-anglais des voyageurs de passage, du continent sud-américain, essentiellement. Après un au-revoir (très) ému à Mitch et Maria, qui auront été nos compagnons de route pendant plus d'un mois et demi de voyage et sont devenus de vrais amis ("On se voit à Nantes avec des vêtements de civils et une vraie coupe de cheveux !”), nous reprenons la route comme nous l’avons commencée : tous les deux.

Seuls 246 kilomètres nous séparent de Punta Arenas. La route (asphaltée) s'étend devant nous, entourée de plaines sauvages et, normalement, le vent devrait souffler dans notre dos… C’est effectivement le cas et nous sentons la différence dans les gros virages où il souffle subitement sur notre droite, nous propulsant au milieu de la route. Heureusement, quelques minuscules abris bus en bois coloré sont postés au bord de la route, tous les cinq à dix kilomètres, et nous permettent de faire une petite halte sans avoir les bourrasques qui sifflent dans nos oreilles ! La lande patagone, hostile et désolée, s’étend à perte de vue, ponctuée de lagunes et de marécages, couverte de grandes herbes jaunes et de bruyère mauve. Les quelques arbres que l’on voit ont poussé inclinés dans le sens du vent et leurs branches et feuillages semblent fixés d’un côté, comme une drôle de coiffure figée par du gel. Quelques nandous (autruches de l’altiplano bolivien et de Patagonie, comme nous l’a appris Maria), courent dans ce paysage nu.

Nous avons parcouru environ 95 kilomètres quand nous croisons, sur le bord de la route, un petit café avec devanture en bois… pourquoi pas une boisson chaude ? L’intérieur, douillet et propre, nous fait de l'œil de l’autre côté de la vitre. La propriétaire est très gentille et accepte même que nous installions notre tente sous son petit appentis en bois, si nous arrivons à dégager un peu son bazar. Nous serons abrités du vent, banco ! Nous entrons donc dans le restaurant et une douce tiédeur, ainsi qu’un petit air de jazz, nous procure immédiatement un grand plaisir. Tandis que nous sirotons notre thé, un couple de chilien, qui déjeune tardivement à une table voisine, nous fait servir… le menu du jour ! Nous refusons, ils insistent. Quelle gentillesse ! Nous voici dégustant un pot au feu fumant au potiron servi dans une cocotte en terre. Le couple vient de l’île Chiloé et discute un petit peu avec nous, avant de reprendre la route en direction de Puerto Natales.

La nuit sera courte avec les murs de bois et le toit de tôle de l’appentis qui vont vibrer et claquer à cause du vent jusqu’au petit matin. Après un petit déjeuner à la fraîche en compagnie de chiens un peu trop curieux, nous nous remettons en selle ! Nous sommes le 17 février et nous pédalons en direction du détroit de Magellan et de Punta Arenas. Il fait plus froid que la veille et, le soir venu, nous sommes heureux de nous installer dans un véritable abri construit pour les voyageurs non loin de la route, dans un champ. Une pièce en bois, une table et des bancs, un poêle à bois qui, hélas, ne fonctionne plus. Nous y serons peinards et à l'abri car il se met à pleuvoir. Nous sortons les liseuses, emmitouflés, regardant le paysage frisquet par la fenêtre de la cabane. Seul bémol : nos réserves en eau qui s’amenuisent et nous obligent à nous rationner.

Le lendemain, dernier jour de route jusqu’à Punta Arenas ! Le vent n’est pas spécialement avec nous, mais nous avançons sous la grisaille et un ciel menaçant. Assez rapidement dans la matinée, nous croisons, à une intersection, une petite station service en bois. A l’intérieur, le pompiste, mélomane passionné écoute de la musique classique ! Nous prenons une grande boisson chaude, achetons quelques provisions et prenons une petite heure de repos en profitant du wifi.

En reprenant la route, nous n’allons pas tarder à apercevoir… l’océan !! Quelle émotion, après quasiment huit mois sans voir la mer ! Le détroit de Magellan est là, sous nos yeux, sous le ciel gris et la pluie. Plusieurs panneaux indiquent que nous pouvons voir des baleines. Nous guettons, guettons, mais devons tout de même nous concentrer sur la route d’autant que la circulation se densifie… Puis, alors que la pluie redouble, je m’aperçois que le pneu arrière de Baudouin est crevé. Arrêt obligatoire sous un abribus.

Humides et fatigués, nous arrivons dans Punta Arenas quasiment deux heures plus tard, à la recherche d’un endroit où nous reposer deux jours avant d’embarquer avec nos vélos direction la Terre de feu, Tierra del fuego ! Nous trouvons une chambre dans une maison atypique : d’aspect, elle ressemble à toutes les maisons pavillonnaires en bois clair que l’on trouve aux abords de la ville, mais elle accueille des groupes de retraités pour les vacances ! Il reste une chambre : elle est pour nous. Une douce chaleur règne dans l’habitat, dont le sol est couvert de moquette et dont la salle de bain possède… une baignoire. Joie ! Pour le dîner, que nous dégustons sur nos lits moelleux, Baudouin va même chercher une pizza et des sushis.

Nous sommes le 20 février. La journée se passent en démarches peu passionnantes : renseignements et prise de rendez-vous pour le test PCR nécessaire pour le voyage de retour, qui est prévu le lundi 28 février ; réservation des cartons de vélo dans un bikeshop repéré sur internet, petit tour au supermarché du coin pour acheter nos dernières provisions pour la fin du périple, trois journées de vélo en Terre de feu, et, quand même, une heure de flânerie au centre de Punta Arenas, qui ne nous laisse pas un souvenir impérissable. Nous préférons le front de mer que nous découvrirons à notre retour de Terre de Feu.

Grand départ pour la Terre de Feu, direction le ferry ! La traversée pour rejoindre la petite ville portuaire de Porvenir dure moins de deux heures sur le détroit de Magellan, dans un bateau aux fauteuils confortables empruntés par les locaux pour faire leurs trajets hebdomadaires avec leur voiture. Porvenir est considérée comme la capitale de la Terre de feu chilienne. C’est une petite ville aux maisons colorées et décrépies où la pauvreté est palpable. Nous parcourons à vélo les quelques kilomètres qui séparent le débarcadère de la mairie, qui abrite le musée des îles Magallanes. Nous prenons quelques renseignements sur l’itinéraire que nous souhaiterions prendre, et avalons de copieux sandwichs à l’avocat avant de prendre la route en direction de la baie Inutile, “baya Inutila”, nommée ainsi par un capitaine britannique au début du XIX siècle car elle n’offrait aucun ancrage ni abri pour les navigateurs. Nous longeons la mer sous un grand ciel bleu, un soleil digne du printemps crétois ! Et fait incroyable : alors que cette partie du monde est balayée quasiment toute l’année par de violents vents qui rendent difficile voire impossible le bivouac, une accalmie a commencé le jour de notre arrivée… Et devrait durer jusqu’à notre départ ! Après une vingtaine de kilomètres enchanteurs, nous montons le camp en haut d’une côte, sur un petit terrain herbeux et plat, avec une vue imprenable sur la baie et, au loin, les montagnes enneigées : là où les Andes commencent (ou finissent) !

Le lendemain, une fois n’est pas coutume, nous prenons le temps de nous réveiller, de petit-déjeuner et de replier le bivouac : le programme de la journée est peinard avec seulement une trentaine de kilomètres à parcourir ! Autant dire qu’on lève le pied en cette fin de voyage, profitant du beau temps et de la vue. Nous arrêtons les quelques pick-ups qui passent pour leur demander de l’eau. La plupart d’entre eux se dirigent de l’autre côté de la baie, à Cameron, où se trouve l’immense réserve de pinguis Rey, les grands pingouins royaux au ventre blanc et jaune. Nous aurions aimé pouvoir visiter la réserve et les observer, mais nous n'avons pas réussi à réserver des places. Nous pourrions tenter notre chance car il y a souvent des annulations de dernière minute... Mais, disons le, je n'avais pas tout à fait le courage, en cette fin de voyage, de pédaler jusque-là.

Sur les coups de midi, alors que nous longeons la mer de près, nous apercevons des dauphins qui jouent près du bord et décidons de nous arrêter pour déjeuner (au menu : des pâtes, évidemment). Et puis, soudain, des jets d’eau : une baleine ! Nous la cherchons des yeux et apercevons, le haut de son dos et ses jets de vapeur d'eau. Pendant plus d'une heure, la baleine et les dauphins nageront devant nous; nous sommes fascinés. Quelques heures plus tard, avant une montée, nous faisons une petite halte sur une jolie petite plage de cailloux blancs. Deux maisonnettes de pêcheurs en bois y sont installées, ainsi qu’une barque en bois jaune, remplie de grands filets. Quel endroit paisible… Et là encore, nous apercevons, d'un peu plus loin cette fois-ci, des baleines. Mais notre objectif du jour se situe une dizaine de kilomètres plus loin, plus haut dans les terres, à une intersection où se trouve - d’après notre carte -, un petit abri où passer la nuit. Nous pédalons encore une bonne heure sous la chaleur qui monte et arrivons au dit abris, qui sent fort l’urine et qui est occupé par… un nid de guêpes ! Nous faisons une pause dehors, très émus puisque c’est là que se termine réellement notre descente du continent sud-américain… C’étaient nos derniers kilomètres vers le sud. En descendant de vélo, je pleure comme une madeleine, Baudouin est lui aussi très ému, grand sourire aux lèvres. Pendant quelques minutes, nous ne disons plus rien, comme sidérés, et admirons le panorama en repensant à ces derniers mois d’aventure… Mais nous réservons nos commentaires pour l’épilogue !

L’émotion calmée et un paquet de biscuits plus tard, nous décidons de ne pas dormir ici mais de revenir au bord de la baie Inutile, au niveau des petites maisons de pêcheurs, pour planter notre tente : le spot est bien plus joli ! Autant dire que nous avons bien fait : les deux vieux pêcheurs, Juan et Jorge, nous autorisent tout de suite à nous installer et nous ravitaillent même en eau. Ils m’expliquent dans un patois local que je comprends mal qu’ils ne s’aventurent pas en barque au-delà de la barrière d’algues, à une quinzaine de mètres du rivage, à cause des orques. Ils repartent en camionnette direction Porvenir vendre la pêche du jour (saumon sauvage de la Baie), et reviendront le lendemain matin. La soirée qui s’offre à nous est exceptionnelle, d’autant que nous sommes conscients qu’il s’agit de notre dernière ou avant-dernière nuit sous la tente. La mer est calme, avec des baleines qui, au loin, font des jets de vapeur d'eau et laissent apercevoir le haut de leur immense corps. Les orques sont aussi nombreux dans la baie, mais ce jour-là nous n’en voyons pas… Le ciel, immense, se teinte de couleurs mauves, roses, faisant ressortir les contours des hautes herbes. Le paysage est d’une incroyable sérénité et nous l'observons, en silence, assiette de pâtes sur les genoux, assis sur les vieilles chaises de camping trouvées dans l’une des cabanes. A 23 heures, il fait encore jour et doux. C’est un moment que nous espérons ne jamais oublier.

Le lendemain, nous levons le camp assez tard dans la matinée : nous sommes devenus paresseux et nous avons peu de kilomètres à faire ! Juan et Jorge, les deux pêcheurs, arrivent quand Baudouin somnole encore dans la tente et le charrie sur sa grasse matinée. On aimerait qu’ils soient persuadés que c’est l’une de nos seules grasses matinées dans la tente en huit mois de périple ! Juan lève les filets posés pendant la nuit et me montre un immense saumon. J’imagine le délice… Nous nous mettons enfin en selle et parcourons la plupart du trajet, jusqu’à 10 kilomètres de Porvenir. Il est 17 heures, il fait frisquet et quelques gouttes tombent. Nous plantons donc la tente : notre ferry de retour pour Punta Arenas n’est que demain en début d’après-midi. Cette véritable dernière soirée de bivouac est moins spectaculaire, pluvieuse, mais néanmoins douillette.

Le lendemain, ça y est, nous replions une dernière fois la tente, effectuons une ultime fois la chorégraphie de notre petite routine matinale… Le départ approche. Nous passons la nuit suivante à Porvenir et craquons pour un hôtel un poil excentré mais qui propose des chambres confortables et, joie immense pour Suzanne, une salle de bain avec baignoire ! Le lieu est loin d’être charmant (le bâtiment tient plus du bunker que de l’hôtel de charme) mais a le mérite de nous offrir un cadre reposant. Le soir venu, nous dînons au restaurant de l’hôtel : une émission est diffusée à fort volume sur la grande télévision, les trois-quarts des plats au menu ne sont pas disponibles et le service est très lent. Mais qu’importe !

De retour à Punta Arenas en ce vendredi 25 février, nous avons fort à faire : Francesco, le très sympathique hôte du Airbnb dans lequel nous allons loger jusqu’au départ, lundi 28, est ok pour venir chercher les deux gros cartons de vélo au bikeshop. Il nous rend un fier service ! Il habite dans une coquette banlieue résidentielle, située au sud de Punta Arenas, dans le quartier “Proyectada”, à côté d’un grand parc. Les maisons, en bois, sont toutes identiques. Notre chambre est très confortable et nous pouvons profiter de la petite cuisine, claire et lumineuse. Francesco est vétérinaire, il fait de la recherche dans un laboratoire et travaille beaucoup. Sa femme, russe, est repartie en Russie il y a deux ans pour permettre à sa fille d'y finir sa scolarité. La covid les a empêché de se revoir depuis. Il écoute, inquiet, les nouvelles : la guerre en Ukraine a commencé il y a maintenant une semaine. Francesco va passer le week-end chez son père, à Puerto Natales, et nous confie la maison et son chat en nous proposant de cuisiner le crabe royal (spécialité locale) avec une sauce aux algues pour notre dernière soirée, le dimanche soir. Avec plaisir !

Les jours restant se passent en tests PCR et récupération des résultats, achats de souvenirs artisanaux et, surtout, le sacro-saint et "toujours-aussi-stressant" emballage des vélos et des sacoches, qui nous occupe tout le samedi. Pendant l’emballage, Baudouin regarde le match Ecosse-France en transe. Le vendredi soir, nous retrouvons nos chers Mitch et Maria, qui viennent d’arriver en ville, et dînons au restaurant tous les quatre. Joie ! On se raconte bien sûr nos dernières aventures… C’est l’occasion de découvrir un petit peu plus Punta Arenas : le long front de mer est agréable, avec ses grands oiseaux marins. Le dimanche, Baudouin part à 5 heures du matin pour une excursion afin d’aller voir les baleines. Je devais venir mais je suis épuisée et un long voyage nous attend dès le lendemain avec en prime un réveil très matinal… C’est peut-être dommage, mais je passe mon tour et préfère me reposer et écrire sur le voyage, au calme. A son retour, Baudouin me raconte son excursion : il a dépassé le point le plus austral du continent américain et a aperçu de très près des baleines, baleineaux, et, sa nouvelle passion, un magnifique glacier (parce que c'est bleu). La dernière soirée passée avec Francesco aux fourneaux est très chaleureuse et nous avons plein de choses à nous raconter. Nous avons tout de même du mal à réaliser que, le lendemain, nous embarquons pour de longues heures d’avion (trois escales au programme) et, à la clé, le retour en France et les retrouvailles avec nos proches.

Le réveil sonne à 3 heures 30. Nous sommes le 28 février et un pick-up blanc, conduit par un ami du propriétaire d’un des bikeshop de la ville, nous emmène au petit aéroport de Punta Arenas, pour prendre notre premier avion. Encore engourdis de sommeil, nous écoutons la radio locale raconter les dernières informations et observons la baie de Punta Arenas, avec ses colonies de goélands royaux, s’éloigner dans l’obscurité.