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Retrouver la route ! Notre première semaine en Bolivie

Nous atterrissons à l'aéroport de La Paz le dimanche 31 octobre, sur les coups de 3h30 du matin, la mine fatiguée mais soulagés que tout se soit bien passé : le contrôle des vélos et des sacoches emballées dans du cellophane (pour le respect de l'environnement hélas on fera mieux une prochaine fois) et le contrôle à l'immigration, compliqué en ces temps de pandémie. Nous avons de la chance : Cristian, bolivien d'origine allemande, qui tient la Casa de ciclistas de La Paz, nous a envoyé un ami, Nelson, pour nous récupérer à l'aéroport avec sa camionnette vétuste mais colorée. Nous sortons du terminal avec nos gros chariots et Nelson, grand Uruguayen de 49 ans, casquette et veste en cuir, nous sourit et nous aide à hisser les cartons sur le toit du bolide. Baudouin somnole à l'arrière et moi je discute avec Nelson pendant les 40 minutes de trajet qui nous mènent en plein centre-ville, dans la vieille maison coloniale de Cristian, à la façade ouvragée mais vermoulue. Le jour pointe sur les montagnes qui entourent La Paz, ville géante et grouillante, située dans un canyon. C'est la plus haute capitale du monde et un dense réseau de téléphériques permet aux habitants de rejoindre le centre et El Alto, l'immense banlieue située tout autour, sur les hauteurs. 

Nelson a commencé à sillonner le continent sud-américain à vélo à l'âge de 17 ans… et n'a jamais cessé de baroudeur avec sa bicyclette. "J'ai des enfants dans quatre pays !" nous confie-t-il en riant. Il a vécu 15 ans au Brésil, tantôt avec une top model, tantôt à Manaus, au cœur de l'Amazonie, où il fabriquait des meubles et réparait des camions. Un personnage ! 

A peine arrivé à la Casa de ciclistas, nous nous écroulons pour quelques heures de sommeil bien mérité dans la chambre à l'étage, sur un lit superposé au matelas fort odorant… Il fait chaud car la chambre est située sous les combles. Quelques plantes vertes rabougries fanent sur le palier, sous un fil à linge. Lorsque nous émergeons, il est midi et nous pouvons découvrir l'endroit. Les murs jaunes et les plafonds sont recouverts de petits mots et de photos de cyclistes du monde entier qui, comme nous, ont eu le rêve de traverser l'Amérique du Sud jusqu'à la Terre de feu. Parmi eux, beaucoup de Français ! Au rez-de-chaussée il y a un coin salon avec un vieux canapé et deux fauteuils moelleux et défoncés, ainsi qu'une immense carte de la Bolivie. Il plane toutefois une atmosphère assez étrange : les fenêtres sont toutes murées et la propreté est plus que limite. De plus, Nelson nous explique qu'il y a un problème de canalisation et que les éviers sont inutilisables. Pas de douche ! Pour la chasse d'eau, il faut aller chercher des bassines d'eau dans la cuisine. 

Baudouin s'attaque au montage des vélos et je sors avec Nelson qui m'emmène au supermarché le plus proche et me donne quelques tuyaux sur la ville. Un bon petit-déjeuner et nous sommes d'attaque !

L'après-midi, nous rencontrons enfin notre hôte, Cristian, qui nous invite à manger une part de gâteau pour l'anniversaire de sa femme, Marisol. Nous nous retrouvons donc dans son salon, situé au sous-sol de sa grande maison familiale, encombrée d'un vaste bric à brac : vieux téléphones, vélos démontés, parapluies de toutes sortes, synthétiseurs couverts de poussières, jeux de constructions et portraits d'ancêtres… étonnant ! Dans le salon sont présents quelques amis de la paroisse évangéliste de Marisol. Ils chantent des cantiques en espagnol, accompagnés par des vidéos karaoké YouTube, entre deux tranches de cake. 

Nous passons quatre jours à La Paz, alternant les corvées type envoi de sacoches au sud du pays pour s'alléger, interminables discussions au bureau de poste pour localiser les deux colis que nous attendons et qui sont arrivés à La Paz, mais qu'on ne peut pas nous remettre "avant un mois" (!!), achat d'un forfait téléphonique etc. Nous n'avons qu'une hâte : quitter la ville et retrouver la route ! Parmi les moments qui resteront un beau souvenir, il y a la petite excursion, le mercredi matin, que nous faisons avec Eduardo, Rebecca et les sept musiciens de l'ensemble de musique baroque Sincrético. Nous les retrouvons à 6 heures du matin près de l'obélisque et montons tous dans le minibus direction le village de Calamarca, à 50 kilomètres au sud de La Paz, qui abrite une jolie église franciscaine. C'est là qu'il vont répéter et moi, je fais un reportage. Nous entrons dans l'église vers 7h30 du matin et il fait un froid de canard. Les deux violonistes sont en robe de concert : quel courage ! 

Nous partons le jeudi matin, à la recherche d'un collectivo qui nous amène jusqu'à la rive nord du lac Titicaca, le plus proche possible de la frontière péruvienne que nous n'avons hélas pas pu passer à vélo. Notre objectif : arriver là-bas le soir pour se remettre en selle dès le lendemain ! Et ce n'est pas une mince affaire… Après avoir posé la question à plusieurs personnes à proximité du cimetière central de El Alto, nous trouvons enfin la petite rue d'où partent les minibus. Hourra ! 

Nous arrivons à Achacachi, petite ville poussiéreuse et turbulente située à l'est de la rive nord du lac, après deux heures de collectivo, sous un soleil de plomb. Il s'agit de déjeuner rapidement et de trouver un autre transport pour nous emmener, nous, nos montures et tout notre barda, le plus près possible de la frontière péruvienne. Après avoir avalé rapidement une assiette de milanaise de poulet recouverte de mayonnaise pour Baudouin et une truite pour moi, nous cherchons un collectivo ou un bus. Et nous sentons bien que cela ne va pas être une mince affaire… En effet, il n'y a rien ! On nous dit que les collectivos qui vont dans notre direction ne passent qu'une fois par semaine. Quelle galère… Dépités, nous nous postons à la sortie de la ville, sous le cagnard et dans la poussière, pour faire du stop. Un taxi nous propose de nous faire faire les quelque 70 kilomètres qui nous séparent de Villa Puni pour… 150 bolivianos ! Sachant que le trajet en vaut normalement 10 par personne. Non merci. Plusieurs camions passent et l'un d'eux s'arrête. Il est ok pour nous emmener mais au moment où nous nous apprêtons à hisser nos vélos à l'arrière… il repart en trombe. Baudouin lui court après mais sans succès. Étrange. 

Finalement, la patience paye ! Un collectivo s'arrête. Il est conduit par Marcellino et sa femme Celia, deux septuagénaire qui vivent dans un minuscule village situé à quelques kilomètres de la frontière. Ils nous y emmènent et lorsque nous approchons enfin, nous proposent même - la nuit commence à tomber - de nous installer dans la petite bicoque qu'ils sont en train de faire construire devant le lac. Le vent se lève et nous aurons plus chaud à l'abri. La vue est somptueuse, surtout avec le coucher de soleil. Bref, nous sommes vernis ! Nous déplions nos matelas gonflables et nos duvets sur le sol en béton et Marcellino nous propose même une casserole d'eau chaude pour préparer nos pâtes instantanées. Nous passons une tête chez eux pour récupérer l'eau. Leur maison principale, située de l'autre côté de l'esplanade de terre qui fait office de place de village, est neuve avec de grandes fenêtres qui donnent sur la petite église jaune, et plus loin le lac. Ça sent le bois du parquet mais il n'y a absolument aucun meuble ! Marcellino et Celia sont installés dans la petite pièce du fond, sur un matelas posé au sol et recouvert de plaids en laine, avec une petite gazinière sur laquelle sont posées deux marmites qui bouillonnent. Ils sont éclairés à la bougie...

Le lendemain, réveil aux aurores et repli des affaires en vitesse. Nous voulons partir vite ! Marcelino et Célia, décidément très gentils, nous ont préparé une tasse de chocolat et deux petits pains. Ils prennent quelques photos avec nous et nous partons à travers champs pour retrouver la route ! Quel bonheur de pédaler à nouveau. Toute la journée, nous longeons le lac, c'est vraiment très beau. La région est très agricole avec de nombreux champs de pommes de terre, de maïs et de blé, et beaucoup de vaches et de moutons. A midi, nous nous arrêtons dans un petit restaurant de bord de route pour avaler un almuerzo : soupe aux pâtes trop cuites, puis riz à la viande hachée, pas mal du tout. L'après-midi, un petit peu de dénivelé nous attend et nous sentons que nous sommes plus chargés qu'au Pérou ! Et puis il fait sacrément chaud. Mais nous parcourons plus de 90 kilomètres dans la journée et arrivons à Achacachi contents de nous poser. La ville est décidément fort désagréable avec son trafic incessant et ses rues encombrées. Nous allons au commissariat, situé au bord de la grand route, demander s'il y a un endroit où planter notre tente. Nada. Le policier nous indique une rue avec des hôtels. Nous optons pour une pension familiale au prix modeste, avec douche chaude ! Le soir, nous dînons d'un poulet broaster (poulet frit) avec des frites. 

Le lendemain, samedi, direction La Paz, ou plutôt sa banlieue tentaculaire, El Alto, car nous aimerions piquer vers le sud en évitant au maximum la périphérie chaotique de la capitale. C'est une longue journée à pédaler sur la bande d'arrêt d'urgence de la quatre voies, en évitant les éclats de verre et les morceaux de pneus éclatés qui sont partout. Nous découvrons l'altiplano qui s'étend de chaque côté de la route avec, au loin sur notre gauche, les monts majestueux de la bien nommée cordillère royale. La deuxième partie de journée n'est pas très agréable. Outre la chaleur (absence quasi totale d'ombre sur l'altiplano est-il besoin de le préciser ?) et la traversée de petites bourgades désolées dignes de westerns avec une quantité assez impressionnantes d'ordures qui virevoltent sur les bords de la route, la circulation est plus dense à mesure que nous nous approchons de El Alto. Quand nous nous arrêtons pour boire quelques gorgées d'eau, un sympathique camionneur s'arrête et propose de nous faire faire quelques kilomètres. C'est très gentil mais nous voulons pédaler ! Baudouin lui demande quel endroit serait le mieux pour trouver un hostel et il nous déconseille fortement de nous aventurer dans le cœur de la banlieue : "es muy peligroso". Rassurant ! Nous passons donc par un petit moment de fébrilité. Or, nous nous rendons compte dix kilomètres plus loin que notre GPS nous a tracé un itinéraire pile dans le secteur qu'on nous a dit d'éviter… Nous commençons à pédaler dans les quartiers désolés, sur les coups de 15 heures, où rôdent quelques chiens errants, mais nous ne le sentons pas. Que faire ? Nous décidons de sauter dans un collectivo vide (qui monte mon vélo à l'arrière et hisse celui de Baudouin sur le toit sans l'accrocher, gloups) pour faire quelques kilomètres. Il va nous déposer là où partent les bus pour Oruro, notre direction. Je convaincs Baudouin d'essayer de trouver un bus qui nous arrête à Calamarca, le village où nous sommes allés avec les musiciens il y a quelques jours, 40 kilomètres plus loin. Cela nous permettrait d'éviter une nuit à El Alto et de pédaler dans la périphérie. De plus, le Padre, le prêtre de l'église du village, qui assistait à la répétition, se souviendra sans doute de nous et pourra peut-être nous indiquer un endroit où dormir. C'est oui ! Notre chauffeur nous dépose donc non loin des bus, en nous mettant en garde : "soyez très prudents, attention à vos affaires dans ce quartier". Autant dire que nous sommes assez nerveux et aux aguets… 

Nous trouvons un bus avec un chauffeur exécrable. Bingo, nous arrivons à Calamarca avant la nuit. Le bus nous dépose au bord de la grand route et nous empruntons la rue pavée qui monte jusqu'à la place de l'église. Il est bientôt 18 heures. Le Padre n'est pas là, mais un petit groupe d'habitants qui bavarde devant la tienda du village nous indique sa maison, située en face de l'église. Elle est constituée de plusieurs bâtiments et d'un jardin où picorent quelques poules. Ce serait idéal… nous frappons plusieurs fois à la porte. Au bout d'un moment, une femme âgée, coiffée de longues nattes avec un sourire édenté, nous ouvre. Elle s'appelle Francesca et nous comprenons que c'est la sœur du prêtre. Nous lui expliquons que nous cherchons le Padre et un endroit pour installer notre tente. Il n'est pas là, elle nous donne son numéro et nous essayons de l'appeler, mais il y a peu de réseau sur cette petite place de village. Rien. Francesca referme sa porte et nous attendons. Baudouin file voir au bout du village, au niveau de quelques vieux hangars à blé. Francesca finit par rouvrir sa porte. On voit qu'elle hésite ! Je lui montre les photos prises quelques jours auparavant, avec les musiciens, dans la petite église. Elle sourit et… nous ouvre la grille du jardin ! Elle nous conduit dans la petite dépendance en face de sa maison, où nous pouvons déplier nos matelas et nous installer. Il y a même un petit coin toilettes à l'arrière. Elle n'est pas bavarde, mais revient voir plusieurs fois comment fonctionne notre réchaud tandis que nous préparons nos pâtes. Les cloches de l'église sonnent et, toutes les heures, un vieil enregistrement d'Ave Maria est diffusé pendant 30 secondes depuis le clocher ! La lumière du soir est très belle et les étoiles brillent fort : nous sommes très contents d'être là. 

Le lendemain, après un café, un œuf et une portion d'avoine, nous levons le camp autour de 7 heures. Nous aurions aimé saluer le Padre qui est rentré chez lui hier soir mais nous sommes dimanche et il est allé officier la messe dans une autre paroisse de la région. Nous prenons la route, toujours au bord de cette grande quatre voies qui traverse le paysage aride de l'altiplano qui semble s'éteindre à l'infini. De grosses touffes d'herbes sèches et piquantes habillent le paysage, avec, ici et là, des pierres couvertes de lichen. Il fait grand soleil et nous écoutons Brassens ! Quelque 80 kilomètres nous attendent jusqu'à la ville de Konani où nous pourrons trouver un hostel pour la nuit (et une douche, une vraie). Nous commençons à nous sentir un peu crasseux. Sur les coups de midi, nous traversons un petit village de bord de route, qui propose des poulets broaster, des bidons d'essence et autres indispensables du routier. Nous jetons notre dévolu sur un petit restaurant repéré par Baudouin qui propose un almuerzo copieux. Le patron, très sympa, regarde nos vélos, que nous laissons à l'ombre, et nous installe autour d'une table en plastique avec parasol. J'ai un coup de mou qui sort de nulle part : le soleil qui cogne, l'aridité de ce nouveau paysage, les ordures et les chiens écrasés en bord de route me tapent un peu sur le moral. Courage : nous ne sommes pas dans la plus belle partie, il faut avancer ! 

Nous arrivons dans la petite bourgade animée de Konani vers 16 heures. Nous avons chaud ! Nous nous asseyons sur les marchés d'une tienda, au frais, et Baudouin se rue pour acheter de quoi grignoter : du sucre ! Il ressort triomphant, 10 minutes plus tard avec une large sélection de cookies au chocolat et quelques glaces. Il faut dire que depuis trois mois il en teste courageusement des dizaines et il est toujours déçu. Nous grignotons donc en repensant aux kilomètres écoulés quand soudain… "Vous êtes Français ?!" Un quinquagénaire souriant traverse la rue et vient s'asseoir à côté de nous. Il s'appelle Pascal, il vient de Romilly-sur-Seine et depuis le mois de mai il réalise un rêve de gosse : un tour du monde à vélo ! Il a pédalé le long de l'Adriatique, en Turquie, Arménie et Géorgie, puis au Pérou et en Bolivie où il est arrivé en même temps que nous avec un compagnon rencontré à la frontière, Daniel, cyclovoyageur colombien de 27 ans. Leur itinéraire bolivien est le même que le nôtre : Oruro, puis les salars de Coïpasa et d'Uyuni, avant d'attaquer le fameux Sud-Lipez. "On fait un bout de chemin ensemble ?" Oh que oui ! Nous sommes ravis de parler français et surtout de pouvoir pédaler avec d'autres voyageurs, nous qui n'avons croisé quasiment aucun cyclo en quatre mois (sauf notre copain Pablo en Équateur et Veronica au Pérou, mais avec laquelle nous n'avons pas pédalé). Après un chouette dîner dans un petit restau ouvert sur la rue, nous décidons de décoller le lendemain à 7 heures.

A suivre…