Ce lundi 15 novembre, alors que nous finissons la traversée du Salar d'Uyuni sous un beau soleil, mon esprit se tourne déjà vers la prochaine partie de notre périple, le Lipez. C'est un des moments que nous attendons avec le plus d'impatience, mais aussi le plus d'anxiété. Le Lipez, scindé en deux régions, le Nor Lipez et le Sur Lipez, est situé à l'extrême sud-ouest de la Bolivie. Au sud trône le magnifique volan de Licancabur, qui, du haut de ses 5 916 mètres, sépare la Bolivie du Chili. A l'origine, nous devions traverser le Lipez pour rejoindre San Pedro de Atacama, à quelques dizaines de kilomètres de l'autre côté de la frontière. Le désert d'Atacama... Un mythe, lui aussi. Il est considéré comme le désert non-polaire le plus aride au monde et la pureté de ses ciels expliquent la présence de plusieurs observatoires astronomiques. Mais le Covid a (encore une fois) bouleversé nos plans. Il n'y a pour l'instant qu'un poste de frontière ouvert entre la Bolivie et le Chili, et il est bien plus à l'est; il est donc plus qu'improbable que nous roulions dans le desert d'Atacama (enfin, cette fois-ci). Mais pas question de faire une croix sur le Lipez !
Cela fait maintenant 8 jours que notre petite équipe - constituée de Pascal, Daniel, Suzanne et moi - roule ensemble. Elle fonctionne plutôt bien, mais cela sent la fin. Suzanne a depuis quelques jours des symptômes qui évoquent une belle tendinite. Même si elle est persuadée d'être remise sur pieds en 48 heures, je sais déjà qu'il est peu probable qu'elle puisse partir dans le Lipez. Une tendinite exige du repos au risque de revenir de manière chronique; et pédaler dans le sable est particulièrement exigeant, pas vraiment la meilleure manière de reprendre en douceur. Pascal, lui, hésite beaucoup à nous suivre. Daniel, par contre, a prévu d'y aller et même de passer (illégalement) au Chili. Mais pour l'instant, nous n'en sommes pas là : nous sommes sortis il y a une dizaine de minutes du salar et arrivés dans le village désert de Colchani. Nous cherchons un petit hostel, si possible en sel que nous trouverons rapidement grâce à IOverlander. Nous serons seuls dans cette bâtisse construite en blocs de sel au fond d'une cour. Nos lits sont recouverts de plaids en laine multicolore.
Je rejoins Pascal qui va faire le tour des tiendas pour s'acheter des alfajores industriels, gâteaux qu'il avale en grande quantité ! Je cherche pour ma part des cookies tout aussi industriels et on complète le tout par quelques bouteilles de Fanta. Eh oui ! La semaine dernière, j'ai vu trôner dans un petit restaurant des bouteilles en verre de cette merveille chimique qui m'ont ramené vingt ans en arrière, dans la cuisine de mes cousins, devant un frigo américain dont la porte droite abritait du Coca et du Fanta. Je loupe rarement une occasion de retourner en enfance et cette fois-ci j'y ai emmené Pascal et Daniel avec moi. Bref, désormais, apéro ou pause dans un village sont désormais synonymes de Fanta ! L'après-midi s'écoule lentement entre douches, siestes, écriture, entretien des vélos et déambulation dans ce village poussiéreux. Les trains arrêtés au bord de l'avenue centrale, les carcasses de voitures et la terre soulevée par le fond de vent chaud donnent un côté Far-West, renforcé par le fait que nous ne croisons quasiment aucun être vivant à part quelques chiens errants. Forcément, on s'attend à voir un cow-boy sortir de la tienda d'à-côté... Il y a quand même un petit groupe de 4 mamitas et papitos qui discutent. L'une d'elles vend des glaçes artisanales. Pascal-estomac-de-fer se laisse tenter, évidemment. Il mange tout et boit même l'eau courante, ce qui est une véritable prouesse (ou folie) ici. Les voyageurs le savent bien, il ne faut boire que de l'eau en bouteille ou utiliser comme nous des filtres ou des pastilles pour espérer éviter les salmonelles. Il est même recommandé de ne pas manger de légumes gorgés d'eau et de se méfier des jus, c'est dire ! Je pourrais même vous raconter l'histoire d'un cycliste qui est tombé malade à la simple vue d'une papaye; mais je n'irai pas plus loin, Mitch ayant demandé l'anonymat le plus complet. Il faut dire qu'un ingénieur maritime de Chaudron-en-Mauges dont les deux parents sont médecins, ça ne court pas les rues; motus et bouche cousue donc. Bref ! Tout ça pour dire que Pascal n'a peur de rien, contrairement à nous. Nous profitons de ce tour pour spotter les petits restaurants dans lesquels nous pourrions dîner. C'est vite fait, il n'y en a qu'un d'ouvert... Après l'apéro au Fanta, nous y filons donc dîner. Il est 18h30 et nous avalons notre poulet et nos frites noyées dans la mayonnaise en sachet, arrosés de Fanta ramené par nos soins. Oui, nous mangeons n'importe comment. C'est l'avantage d'avoir perdu 12 kilos... Il ne doit pas être 20 heures quand nous nous couchons. C'est que demain, c'est pause, nous nous devons donc d'être en pleine forme.
Après une nuit reposante, nous prenons notre petit déjeuner noyés dans le soleil qui traverse la baie vitrée. Le nez dans son café ou son infusion, personne ne parle; nous savons tous que l'aventure à quatre est sur le point de se terminer. Pascal nous annonce d'ailleurs qu'il a décidé de remonter vers le Pérou pour faire un tour en Amazonie avant de partir vers l'Afrique qu'il souhaite rejoindre le plus vite possible.
Nous repaquetons et pédalons une grosse heure sur la route bitumée pour Uyuni. Daniel décide d'aller dormir à la casa de ciclistas. Nous cherchons de notre côté un hostel, mais la plupart de ceux que nous avions listés sont fermés. Nous arrivons finalement au Piedra Blanca Backpackers Hostel, à l'orée de la ville. Si le coin me semblait au premier abord un peu craignos (car vide), l'auberge était recommandée par plusieurs blogs car particulièrement propre et confortable. Un hostel "à l'européenne" donc. Nous repartons en ville pour trouver un endroit où nettoyer nos vélos pleins de sel. Puis, pendant que Suzanne aide Pascal à acheter son billet de bus, je vais récupérer du gaz que je me suis fait envoyé depuis La Paz. J'ai bien fait : le seul magasin de camping que j'avais repéré lors de mes recherches quelques semaines avant est lui aussi fermé.
Je commence également à prendre des renseignements auprès d'agences pour organiser notre tour du Lipez. Hors de question pour nous de passer au Chili de manière illégale; il nous faudra donc repasser par Uyuni. Mais pédaler dans le Lipez sera suffisamment physique pour que nous fassions un aller-retour et c'est toujours compliqué pour le moral de revenir sur ses pas, ou dans notre cas, sur ses coups de pédale. Il faut donc que je trouve une solution pour revenir en bus ou en 4x4 de la Laguna Verde, au pied du volan Licancabur.
Mes premières discussions avec les agences me rendent anxieux. Outre le fait que certains me prennent pour un type siphonné quand je parle de pédaler dans le désert du Lipez, un guide m'explique que l'activité touristique étant quasiment à l'arrêt à cause du Covid (100 des 150 hôtels sont fermés, et ceux qui sont encore ouverts sont littéralement déserts), il n'y a plus qu'une poignée de 4x4 qui part chaque jour, contre une quarantaine en temps normal. Conséquence, les pistes sont moins tassées, et les 4x4 mettraient deux heures de plus à faire le tour classique. Ca ne semble rien comme ça, mais deux heures de 4x4 c'est l'équivalent de deux jours de vélo et toute ce que ça implique en terme de fatigue, nourriture etc.
Sans surprise, l'organisations se révèle compliquée. il n'y a évidemment aucun transport en commun puisqu'il n'y a quasiment aucun habitant (nous croiserons deux hameaux de quelques maisons; les autres habitants que nous rencontrerons seront les gardes du parc naturel, les quelques personnes travaillant dans les deux hôtels, et des douaniers et militaires surveillant la frontière), et pour qu'un agence puisse venir nous chercher au fond du désert, il faut que nous puissions la prévenir plusieurs jours pour fixer un rendez-vous; hors, il n'y qu'un seul endroit où nous pouvons espérer capter lors sur la totalité de notre périple. Daniel me rejoint et nous continuons à étudier toutes les possibilités de retour; nous allons même jusqu'à discuter avec des passeurs...
Puis je déambule un peu de la ville pour y faire quelques emplettes et trouver un barbier qui me me redonnera un aspect humain. C'est amusant de remarquer qu'à chaque fois que nous arrivons dans une petite ville, la même chose se reproduit : ces jours dit "de repos" ne le sont pas vraiment. Nous avons beaucoup de choses à faire, dont pas mal d'emplettes, et les gens nous renvoie de tienda en tienda. Résultat, au bout de quelques heures, nous connaissons étonnamment bien la ville puisque nous l'avons traversée plusieurs fois et sommes entrés dans un nombre d'échoppes assez conséquent ! Le soir, nous nous retrouvons tout les quatre dans une pizzerria pour un dernier dîner ensemble, et pour l'occasion, nous troquons notre rituel Fanta par une bouteille de rosé, puis nous retournons à l'auberge où Pascal récupère son vélo et ses sacoches. C'est assez émus que nous le voyons filer dans la nuit.
Le lendemain, après un petit déjeuner absolument gargantuesque (le gérant nous avait donné une énorme liste à cocher de ce qu'il proposait, nous avons littéralement TOUT coché), nous filons vers l'hôpital et après une IRM de la cheville, le verdict tombe : belle tendinite pour Suz. Au programme, infiltrations, repos et paire de béquilles pour les quelques déplacements indispensables. Coup dur pour Suzanne, qui boitillait déjà pourtant pas mal ! Mais ce sera pour elle l'occasion de se reposer, d'écrire et d'animer la conférence de presse du lancement de son expodcast sur Molière.
De mon côté, je continue à discuter avec des agences et je re-planche sur l'itinéraire et les étapes. A partir de trace GPS d'autres cyclistes et de "Cycling South West Bolivia", un pdf fait par deux fanas de vélo il y a une dizaine d'années, qui recense notamment les quelques points d'eau disponibles ("après la 3ème touffe d'herbe sèche dans le deuxième désert, vous trouverez peut-être une citerne pleine d'eau croupie, veinards"), je finis par définir ce qui me semble être le meilleur itinéraire, les différentes étapes possibles et donc une date de retour. Daniel vient discuter du tour. Mais à la manière dont il regarde ses chaussures, je comprends vite qu'il va se débiner. Il essaye de m'expliquer qu'il n'a pas le temps, que c'est trop cher etc., mais je sais bien que c'est parce, comme moi, il est un peu effrayé, ce qu'il me confirmera à notre retour. De toute évidence, il n'est pas habitué à ce sentiment : double champion national de descente en VTT, hispanophone, il fonce depuis quelques mois au rythme de sa devise "cool relax chill enjoy" qui ponctue chacune de ses phrases. Coup dur : outre le fait que je suis pas contre un peu de compagnie, traverser avec lui ces impressionnantes régions désertiques me rassurait. Ce qui m'angoisse particulièrement, c'est d'avoir un petit pépin comme une cheville foulée, avant l'entrée dans le parc national; il n'y a pas vraiment de piste principale, les 4x4 passent un peu partout, et vu qu'il y en a peu et qu'on ne capte absolument pas...
Le soir, je lis beaucoup sur le Sud Lipez, la partie qui semble être la plus belle et la plus impressionnante. Mention spéciale à la page Wikipedia de la laguna Verde qui explique que le lac contient de l'arsenic (note à moi-même : ne pas y remplir mes gourdes), que le vent glacé peut faire chuter la température de l'eau à -56°C (...) mais qu'elle ne gèle pas, en raison de sa composition chimique (re ...), et, cerise sur le gâteau, que cet environnement est sans doute très proche de celui qui régnait sur Mars, lorsque l'eau était y était présente. Je me couche l'esprit agité et commence à envisager le fait de ne pas y aller.
Le lendemain, à tête reposée, je me donne 48 heures pour préparer au mieux ce voyage; et si je ne le sens pas avant de partir, je n'irai pas. Mais par chance, si certains jours voient les déconvenues s'accumuler, d'autres les voient disparaitre ! Je retourne à une agence avec qui j'ai très brièvement parlé la veille. Ils me semblent très sérieux. Adolfo et ses deux soeurs sont nés dans le Sud Lipez - dans un hameau de quelques maisons -; lui conduit toutes les expéditions et elles gèrent tout le reste. En plus de connaître par coeur le coin, ils sont flexibles et sympas. Nous convenons ensemble qu'Adolfo déposera des ravitaillements de nourriture à deux endroits ce qui me permettra de partir plus léger. Il prévient aussi ses collègues de mon itinéraire. Enfin, il m'explique qu'une fois rentré dans la réserve naturelle Eduardo Avaroa, une voiture de rangers passe normalement chaque jour sur chacune des pistes, lorsqu'il y en a; c'est toujours ça de pris !
Cette nuit là, nous nous levons au milieu de la nuit dans l'hôtel absoluement désert pour essayer de voir la plus longue éclipse de Lune depuis plus de cinq siècles, mais le ciel est légèrement couvert. Dommage !
Le lendemain, c'est la course ! Je compte partir finalement 8 jours, 10 si je galère vraiment. Je prends par sécurité toujours deux jours de nourriture en plus. A raison de 5 paquets de pâtes chinoises par jour, ça fait... 60 paquets. Et évidemment des sucreries, des fruits secs et même, comble du luxe, quelques oeufs et des bonbons que l'agence me déposera à des endroits convenus.
Je ramène aussi à Suzanne quelques douceurs - des dentiers, ses bonbons favoris - et des fleurs pour égayer un peu sa chambre. Je parle peu, suis très concentré, vérifie 100 fois tout. Tout est prêt. Soudain, mon téléphone vibre : Daniel a changé d'avis, il vient finalement avec moi ! Décidemment, tout s'aligne ! Nous allons dîner dans un excellent restaurant que nous avons trouvé à quelques quadras de notre hostel. C'est la première fois depuis notre départ de France que nous dînons dans un cadre aussi chic. Après notre dîner et alors que Suzanne dort, je lui fais une petite liste des choses chouettes à faire dans la ville. Une par jour, de quoi lui éviter le cafard !
Le lendemain, le réveil sonne tôt. Je retrouve Daniel et nous grignotons un pseudo petit-déjeuner. Pour la première fois, je le vois avec des sacoches ne contenant que l'essentiel ! A propos d'essentiel... Il me dit qu'il a pris 8 paquets de pâtes chinoises. J'en ai pris 60. Je sais désormais avec certitude que l'un d'entre nous va laisser sa peau dans le Sud Lipez mais qui ? Lui parce qu'il n'aura plus rien à manger au bout de 48 heures ou moi, ensevelli dans le sable à cause de sacoches trop lourdes ? Oui, Daniel mange quelques crackers (ces espèces de biscottes plates) le matin et le midi, avec un café et un morceau de pain, et une portion de pâtes le soir. Pendant un moment je me demande si il part avec moi dans le désert ou en week-end thalasso. Je le fais un peu flipper et il finit par racheter quelques paquets de pâtes, puis nous filons déposer nos sacs de vivre à l'agence. Je jette un coup d'oeil en direction de l'hostel où Suzanne doit dormir et nous mettons enfin nos premiers coups de pédale pour sortir d'Uyuni, direction le Lipez...