...

Tâter le terrain : notre première semaine au Pérou

Hélas, nous avons dû nous résoudre à prendre l'avion pour arriver au Pérou. Surcoût non négligeable qui creuse un beau trou dans notre budget, impact écologique et stress de la logistique (réserver les bus, démonter, emballer et transporter les vélos et nos huit sacoches) : le voyage qui nous mène de Guayaquil à Lima est pour le moins éprouvant. 

Nous arrivons assez tard à l'aéroport, et le temps de passer les contrôles de l'immigration, nous récupérons nos énormes cartons en compagnie de Jusham, jeune naturopathe péruvien qui était assis à côté de nous dans l'avion, et qui nous est d'une aide précieuse. Nous voulions traverser le quartier de l'aéroport à vélo en pleine nuit pour aller dormir quelques heures dans un petit hostel, il nous le déconseille fortement : c'est bien trop dangereux. Il monte avec nous dans la voiture d'un particulier qui propose ses services (Baudouin à l'avant, Jusham et moi entassés à l'arrière avec les bagages, moi une fesse en suspension sur la roue de secours) et nous emmène dans son quartier, il connaît une petite pension qui fera l'affaire. L'hôtel fait grise mine et le quartier semble bien morne, de nuit, mais nous sommes ravis d'aller nous coucher dans un vrai lit !

Le lendemain, nous montons les vélos au rez-de-chaussée de l'hôtel, fatigués de nos deux courtes nuits, et Jusham nous rejoint pour nous faire goûter la "Chicha", boisson pourpre à base de maïs noir fermenté, de sucre, de cannelle et d'ananas et ses sandwichs favoris : poulet-mayo. Il fait gris sur Lima et nous devons bientôt filer prendre notre bus pour Huaraz, à quarante bonnes minutes de route. La traversée de la ville est périlleuse : la circulation est frénétique et nous manquons de nous faire renverser plus d'une fois par des tuk-tuks en traversant un immense marché aux pieds des bidonvilles. Ça sent la viande (des carcasses de bestiaux pendent le long des échoppes), l'oignon, les poubelles et les pots d'échappement. Nul doute que Lima soit une ville très chouette, mais le peu que nous en voyons nous donne plutôt envie de fuir. Avec toute la circulation, nous finissons par avoir peur de manquer notre bus...

Mais non ! Une fois installés au premier étage du bus, nous pouvons souffler : nous sommes au Pérou, youpi ! Le trajet va durer neuf heures environ. Nous remontons d'abord par la côte, le bus roule au milieu d'un immense désert, avec de hautes dunes de sables jonchées d'ordures des deux côtés de la route. Ce paysage désolé fait un drôle d'effet… Nous enchainons les films en espagnol sur les petites télés individuelles placées devant nous, en grignotant des chips, l'œil mou et vaseux. Nous arrivons à Huaraz vers 21h30. Le temps de regonfler les pneus des vélos sur le parking, nous filons chez Arturo, qui nous attend dans sa Casa de ciclistas. Nous sommes épuisés ! Ça monte, pour arriver chez lui : en bas d'une rue en pente raide, un panneau avec un dessin de vélo, c'est ici. Toute la famille nous attendait : Arturo, sa femme Mari, leurs enfants Matthias et Fahira, 8 et 4 ans, la grand-mère, Andréa, et un immense chien roux fort amical (et pot de colle) qui nous lèche les bras : Bobby. Mari nous indique la chambre : une pièce sombre avec trois lits superposés aux matelas plastifiés. Le sol est nu, en ciment, et les murs qui séparent les pièces de la maison ne montent pas jusqu'en haut, voire sont faits de gros cartons de vélo empilés. Les parents dorment avec les enfants et tout ce petit monde ronfle joyeusement. L'intimité n'est pas de mise ! 

Le lendemain matin, Mari et Andrea m'emmènent dans la petite cour pour me montrer les clapiers où sont élevés des dizaines de Cuy, des cochons d'Inde, dont la viande, très prisée, se vend chère ! 

Baudouin et moi passons la journée dans le centre-ville de Huaraz, pour faire quelques courses : le dîner, que nous avons proposé de préparer (soupe de lentilles, poulet rôti, frites), carte sim, bouteille de gaz pour le réchaud… Bref, la routine habituelle quand nous arrivons dans une ville. 

Nous passerons trois nuits chez Arturo et Mari, qui sont décidément très accueillants. La "Abuela" (grand-mère), Andrea, me raconte qu'elle était artiste de cirque : elle jonglait et chantait dans les rues, devant les voitures, aux feux rouges. Ensemble, nous épluchons les légumes pour la soupe, faisons revenir la quinoa et discutons malgré mon espagnol débutant et sa diction un petit peu abîmée par l'âge. Les deux télévisions sont sans cesse allumées, du matin au soir, et les enfants regardent, simultanément, YouTube et Tiktok, absolument toute la journée : au bout de 24 heures, on a la tête farcie ! 

Nous quittons Huaraz mardi 17 août avec une furieuse envie de pédaler et de nous retrouver tous les deux, peinards ! Il fait fort chaud et les premières heures ne sont pas exceptionnelles : paysage rocailleux et désertique… mais après le déjeuner (une truite au beurre et des betteraves, miam), la beauté du paysage nous saisit : nous sommes à quasiment 4000 mètres d'altitude. À notre gauche, au loin, les immenses monts enneigés de la cordillère blanche, et, tout autour de nous, des vallons couleur d'or. Incroyable… mais qui dit altitude dit froid. A 17h, il est temps de trouver un endroit pour bivouaquer. Nous quittons la route pour un petit chemin de terre et de cailloux. Trois kilomètres plus loin, nous élisons domicile au bord d'une plaine recouverte d'herbes folles et de lychens. La vue sur les montagne est imprenable et nous sommes très émus par le paysage. En face, une petite ferme : les chiens aboient comme des fous, mais leurs maitresses les somment de se calmer. Jusqu'au coucher du soleil, on entendra les sifflements mélodieux des bergères qui ramènent le bétail pour la nuit. 

Monter la tente, gonfler les matelas, installer les sacoches sous l'abside, accrocher les vélos… notre petite routine est bien huilée. Après une séance photo de ce lieu incroyable et une petite toilette sous le double toit, à l'abri des regards et en quatrième vitesse à cause de la température qui chute, nous nous mettons au chaud dans la tente. Au menu : une salade quinoa-lentilles-poulet-carotte préparée la veille et un cookie bien gras. En pleine nuit, nous sortons de la tente et admirons le ciel étoilé : incroyable… 

Le lendemain, il fait un froid glacial. Nous avions mis le réveil à 6 heures, mais il fait trop frisquet pour sortir : nous attendons que le soleil réchauffe tout cela. Sur le double toit, une belle couche de givre. L'eau des gourdes restées dehors a gelé ! Mais que c'est beau… allez, on range, on allume le réchaud pour se faire une boisson chaude et zou, c'est parti. 

Et quelle journée ! Nous pédalons avec émerveillement dans ce décor magnifique. Objectif : atteindre la lagune du Conococha pour déjeuner. La lagune est superbe, étendue, bleue sombre, en contrebas de la petite ville du même nom qui est un sacré repère à touristes. Le long de l'artère centrale, des dizaines de tiendas-restaurants vendent du miel, des yaourts et fromages locaux, du maca en poudre ou encore des graines de chia. De vraies Biocoop ! Forcément, j'ai envie de tout rafler… 

Pour les 7 soles habituels (environ 1,5 euros), nous dégustons une soupe aux pâtes et au poulet suivi d'un morceau de poisson dur comme du pneu et d'une belle portion de riz. 

A propos de pneu... Au moment de repartir c'est la tuile, le pneu arrière de Baudouin est à plat. On décroche tous les sacs, on démonte la roue et c'est partie pour trouver le trou. Le pneu a été pas mal entaillé. Deux rustines plus tard, on regonfle (enfin Baudouin regonfle) pour s'apercevoir que la pression redescend d'un demi-bar en quelques minutes. Mauvaise réparation ? Il est 16h, nous décidons de passer la nuit ici. Reste à trouver un endroit où bivouaquer dans ce village très peu accueillant... Devant la petite église blanche et bleue, une joyeuse bande nous offre un verre de bière au maïs. Ils n'en sont apparemment pas à leur premier… Ils nous proposent de nous installer à deux pas, devant l'école, au niveau d'un point d'eau, en nous assurant que c'est tranquille. Nous montons la tente en les entendant trinquer, bientôt rejoints par trois petits garçons très curieux, qui nous posent des tas de questions et nous propose une partie de foot. Après un plat de riz assez insipide, extinction des feux ! 

Le lendemain, au petit déjeuner, nous nous repenchons sur notre problème de pneu et sur la mécanique plus généralement avec l'aide précieuse de notre ami Matthieu, cycliste chevronné, en direct depuis la France. Pour la petite histoire, la chambre à air était bien réparée, c'est la pompe qui nous indiquait des pressions fantaisistes... Bon à savoir ! Nous commençons les routes de terre : adieu asphalte, et pour longtemps. La vallée est immense, elle s'etale à perte de vue et on distingue, au loin, de minuscules troupeaux de moutons. Puis nous passons un col et descendons pendant plusieurs kilomètres, mains sur les freins, car la route est couverte de sable et de cailloux. Dans ce paysage aride, nous croisons uniquement quelques camions de chantier et pelleteuses perchés sur les parois, avec des ouvriers casqués qui s'arrêtent illico pour nous poser les traditionnelles questions : "¿De donde vienes?" Et "¿A dónde vas?". Il est 13 heures passées quand nous arrivons dans la petite ville où nous comptons déjeuner : les repas sont tellement bon marché qu'il est plus pratique (et souvent plus agréable quand on est fatigués par une demi-journée de vélo) de se mettre les pieds sous la table. Nous voici donc à l'ombre de la salle d'un équivalent de routier : un restaurant pour les ouvriers. Arturo, qui tient le restaurant, nous demande le prix de quasiment toutes nos affaires en nous appelant "gringos" : vélos, sacoches… Je suis assez mal à l'aise ! 

Nous repartons pour trois heures de pédalage dans un paysage fort différent de la veille : montagnes abruptes, escarpées, route poussiéreuse, cactus sur les bords du chemin… Nous dormirons sur le parvis d'une église abandonnée, avec une vue imprenable sur la chaîne de montagne. La nuit s'annonçait tranquille et régénérante… c'était sans compter l'intoxication alimentaire qui pointait le bout de son nez. Une forte fièvre m'empêche en effet de dormir.

La journée du lendemain va être la plus rude du voyage (jusqu'à présent). La fièvre n'a pas baissé et je n'ai quasiment pas dormi. Baudouin, lui, n'est pas fringuant : mal au ventre. Nous décidons quand même de lever le camp et de nous rendre au village suivant, Cajan, à une quinzaine de kilomètres, pour trouver un vrai lit. Or, la route qui nous y mène est rude : de la piste poussiéreuse, pleine de cailloux et du dénivelé sous un soleil de plomb. 

Nous mettons plus de deux heures à faire les 10 derniers kilomètres qui ne sont pourtant pas les plus durs. Nous finissons par arriver vers 14 heures après moults découragements et frayeurs. Je me précipite dans le grand bâtiment orange vif de la "Municipalidad", sur la petite place. Pour 30 sols (6 euros), nous avons une chambre avec de grands matelas couverts de plaids aussi bariolés qu'odorants. Mais après la demi-journée que nous venons de vivre, c'est un paradis… s'en suivent, pour moi, 24h de forte fièvre et d'intoxication alimentaire qui me clouent au lit. Baudouin, de son côté, est faiblard, mais moins malade. Il sympathise avec les policiers, dont le commissariat est situé de l'autre côté de la petite place. Ils sont vraiment gentils et nous proposent d'utiliser leur douche (avec eau chaude). Le premier soir, un employé de la petite mairie revient avec un sac plein de Tupperware : salade de chou, riz, poulet grillé, et un immense thermos de tisane. Je n'avale rien, mais Baudouin se régale ! 

Le lendemain soir, je retrouve enfin des forces et nous allons manger une soupe chez la voisine des policiers : c'est leur cantine. La Siñora Eulali nous apporte deux immenses assiettes fumantes dont je garde un souvenir ému : un bouillon de poulet aux spaghettis, au riz et au maïs, parfumé avec des tas d'herbes et saupoudré de petites rondelles d'oignons nouveaux. Un pur délice ! Servi avec une grande tasse d'orge fumante. Voilà qui nous ragaillardit ! 

Le lendemain, nous sommes dimanche, et nous décidons de nous reposer : nous sommes encore peu vaillants. Baudouin nettoie et règle les vélos, nous postons nos dernières photos sur Instagram etc. Nous prenons nos repas au même endroit, en compagnie des policiers et de l'institutrice : la pièce est assez nue, murs et sol en ciment brut, avec des vieux calendriers kitchs accrochés aux murs, des tas de légumes ici et là (dont une immense citrouille éventrée), des piles de magazines et de vieux objets, et deux tables. De temps à autre, de l'eau coule du plafond en bois sur le vieux micro-onde, mais personne ne s'en émeut. Nous déjeunons d'un morceau de lapin aussi caoutchouteux qu'une chambre à air et, le soir, Eulali nous sert un plat qui va devenir un classique pour nous : riz, bananes plantins et œuf au plat. Parfait pour l'estomac !

Nous préparons nos sacs avant d'aller dormir. Le lendemain, nous attaquons notre deuxième semaine de vélo au Pérou. Sans intoxication alimentaire, on l'espère.